Nous y étions déjà, au départ de notre stage taurin 2025.
Une année était passée et je ne l’avais quasiment pas vue passer. Comme chaque fois, tout avait été bien réfléchi, organisé, les voitures avaient été révisées, les valises bien installées, les trois jeunes français, Sacha, Rémy et Valentin, étaient présents dans la cour, les deux espagnols, Marco et Pablo, viendraient chacun de leur côté, depuis Valencia et Pamplona. Le sixième participant, Sofiane, prévu depuis le début de l’aventure, venait d’être touché par le drame de la perte de son père dans un accident, 3 jours auparavant. Il vivait l’horreur de perdre un de ses parents. Il était groggy quand nous l’avions contacté au moment de l’annonce de cette mort. Nous l’avions assuré que, si jamais il en éprouvait le besoin, nous l’accueillerions bien volontiers pour une échappée salutaire, dans cette période affreuse de sa jeune vie. Il n’avait pas dit non. Nous lui laissions la possibilité de nous rejoindre, s’il le voulait.
Les préparatifs de ces derniers jours ne nous avaient laissé que peu de temps pour l’introspection. Pourtant, de mon côté, je me demandais, cette année, si j’allais à nouveau me passionner pour cette aventure humaine, neuvième édition d’un entrainement de luxe pour jeunes toreros en devenir.
En effet, je m’étais plongée à corps perdu, deux mois auparavant, dans la « Saga des Emigrants » de Wilhelm Moberg. Ce suédois racontait l’histoire de ces paysans qui, ne réussissant plus à vivre du fruit de leurs terres, crevant littéralement de faim, réduit à un véritable esclavage, avaient décidé, en 1850, de partir avec armes et bagages, tenter leur chance aux « Etats unis d’Amérique du Nord ».
Tout au long des 2373 pages, j’avais appris à connaitre les habitudes et les conditions de survie en Suède, dans la région du Smaland, au sud-est du pays, au milieu du 19ème siècle. Les personnages m’étaient devenus tellement attachants que je languissais chaque soir de pouvoir dégager du temps pour me plonger dans les péripéties de Karl-Oskar et Kristina Nilsson, les fermiers, grands-parents de l’auteur, Robert le frère de Karl-Oscar, Ulrika la catin et toute une bande de gens modestes qui n’avaient pas eu d’autre choix que de fuir, pour trouver un monde meilleur loin de chez eux.
Pendant deux mois, je m’étais littéralement identifiée à ce petit groupe de paysans qui avaient souffert, se tuant littéralement à la tâche, incapables de nourrir leurs enfants à cause de mauvaises récoltes, incompris par le clergé qui les condamnait, poursuivis par les autorités car les dettes s’accumulaient. J’avais fui avec eux à bord de leurs carioles, dans lesquelles ils avaient entassé des malles de linge, de vaisselle, des outils, des affaires de premier secours, un peu de nourriture, de quoi recommencer à vivre, dans des conditions plus qu’extrêmes. Les Suédois les prenaient pour des romanichels, mais, ils gardaient toujours leur dignité, leur propreté, même si rien ne leur serait épargné d’épreuves et de difficultés.
La traversée à bord de la Charlotta, le voilier en bois qui faisait la navette entre l’Europe et New York, les puces, les poux, les punaises, les maladies, la promiscuité, les odeurs, les morts, j’avais tout ressenti. L’arrivée à New York, j’en avais déjà adoré une, dans le « Voyage au bout de la nuit » de Céline, mais celle-ci n’était pas mal non plus. Mais le périple, aussi pénible qu’il avait été sur les mers, n’en était qu’à son début. Le chemin était long avant d’arriver dans l’état du Minnesota, au bord du lac Chisago, près de St Croix, où ils s’installeraient pour le reste de leur existence. Ils vivraient de très nombreuses péripéties, la guerre de sécession, la ruée vers l’or de Robert, des naissances, des morts, La catin, surnommée « la joyeuse » deviendrait Mrs Henry O. Jackson, une très respectable épouse de pasteur baptiste. Karl-Oskar mourrait veuf à 67 ans, dont 40 ans passés sur le sol américain, sans jamais revoir sa patrie natale.
Et finalement, tout durant ma lecture acharnée, partagée entre l’envie d’en savoir plus et l’angoisse de terminer trop tôt cette épopée, je demeurais convaincue que l’on ne peut vivre sans art, sans littérature, sans musique, sans peinture… sans émotion. Finalement, j’étais partie bien loin des taureaux, vraiment très loin ! Et c’était cela le propre des arts, celui de nous raconter, de nous dire quelque chose sur nous-mêmes, de nous emporter, de nous faire oublier notre quotidien, de nous faire douter, chercher, de nous réjouir, de nous faire du bien, de nous émouvoir.
Je me posais souvent cette question simple : « qu’est-ce qui m’émeut ? qu’est-ce qui me meut ? »
Ce qui me meut ? J’ai toujours eu une lecture attentive des génériques, de début et de fin des films car j’estime que c’est un moment important qui permet de se mettre dans l’ambiance juste avant l’histoire et d’en sortir plus tranquillement quand on a aimé le moment passé. Et donc, au générique de fin d’un film de Cédric Klapisch, j’avais vu cette expression qui nommait sa société de production. Cela m’avait d’abord amusée bien sûr, mais aussi, cela m’était resté en tête comme une question que l’on devrait se poser plus souvent.
En effet, je me demandais si le « gusanillo », ce petit ver qui ronge tout aficionado qui se respecte, m’avait abandonnée, après 33 ans de bons et loyaux « sévices ». Je ne me sentais pas du tout en manque. Peut-être que je n’allais plus avoir besoin de parcourir la France et l’Espagne à des moments réguliers de l’année, à croiser toujours les mêmes fanatiques, pleins de furieux espoirs trop souvent déçus, pour telle ou telle mauvaise raison, au sortir de l’arène.
Mon dernier novillo, c’était mi-octobre que je l’avais vu courir, à Saint Sever, où j’avais surtout eu une belle surprise, comme la vie en a le secret, en passant la soirée avec le Maestro Juan MORA, homme délicieux avec qui nous avions dîné dans un établissement dont seuls les gens du sud-ouest en ont le secret. Evidemment, je me souvenais des trois oreilles coupées à Madrid en octobre 2010, mais aussi de la fois où j’étais allée le voir en juin 2019, à Càceres, par une chaleur étouffante et où il avait été très émouvant, lors d’un brindis à son compagnon Antonio Ferrera, montant en habit de lumières, dans le public, s’asseyant et appuyant sa tête contre celle de son ami, dans ce moment où il vivait à cette époque une existence bien cabossée. Il n’avait rien dit, mais exprimait tout, dans une communion aussi publique que pudique : « Ce qui m’émeut ».
Et ce matin, finalement, au départ de Caissargues, je me disais que ce qui me meut, qui va à nouveau me faire parcourir 1200km, durant 12 heures d’autoroute, de fatigue, c’était encore et toujours la mine pleine d’espoir de ces jeunes, des rêves et des étoiles plein la tête. Ce qui m’émeut, ce sont des adultes, d’horizons aussi divers que le groupe que nous sommes, avec des quotidiens tellement différents les uns des autres, avec des histoires personnelles si diverses qui, durant une semaine, décident de se rendre disponibles, au service d’une entreprise aussi romantique que nécessaire pour ces jeunes, qui vont forcément me faire vivre une expérience unique à chaque édition. C’était cela l’esprit du CFT depuis maintenant 42 ans. « Une semaine hors du temps » m’avaient dit plusieurs d’entre eux sans s’être consultés. C’était bien cela.
Jean-Luc et Alain étaient partis hier, car ils voulaient assister à une novillada dans le sud-ouest où toréait un de nos anciens élèves, devant des novillos de notre ami Sepùlveda, que nous allions voir dans quelques jours.
Éric se joindrait à nous, lui aussi, lundi car les cages de ses tigres- il en hébergeait chez lui 3 jeunes, en plus d’un tigre blanc adulte et d’une paire de panthères - les cages, donc, avaient subi des ravinements au niveau de leurs fondations et cela menaçait directement la sécurité des lieux. Il lui fallait remédier à tout ça avant de pouvoir partir le cœur tranquille.
Ils viendraient tous nous retrouver lundi en fin de matinée, pour la première séance chez le très redouté Juan Luis Fraile.
Au départ de Caissargues, Elisabeth et Jean-Yves piloteraient un véhicule, avec un jeune torero.
Marc, venu spécialement de Paris hier, se partagerait le volant avec Jacques-Olivier pour deux autres jeunes.
De mon côté, avec le Maestro LE SUR, nous partirions dans un véhicule qui chargerait le surplus des valises, car c’était un fait bien connu, le torero voyage toujours avec un supplément de bagages.
Une fois arrivés, nous devions être rejoints mardi par le Maestro LEAL, qui avait toréé hier en Equateur, plus particulièrement à Ambato, en décalage de 6 heures avec nous. Il nous a donné de ses nouvelles, assez content, ayant coupé 1 oreille, qui aurait pu se transformer en 3 s’il était tombé sur un Président de course moins rigoureux. Mais, de son avis, les retombées médiatiques très positives lui laissaient entrevoir une possible prochaine corrida à venir.
7h07, le départ pour 1109km. Nous ne nous suivrions pas, mais nous nous donnerions des nouvelles, au fur et à mesure du voyage. Nous partions sous un crachin breton, l’autoroute déserte nous laissait présager un voyage côté français assez tranquille du point de vue trafic.
Au niveau de Béziers, une lumière laissait pointer le bout de quelques rayons et vers Montmaurin, nous avons pu contempler les Pyrénées orientales, face à nous, ensoleillées. Une pure merveille. Elles portaient bien leur nom grec « Purnaios » ces montagnes en feu . C’était un ami qui me l’avait expliqué, le « cultivateur cultivé » comme on le surnommait. Un jour, il avait tenu à mettre un peu d’ambiance durant un entrainement à Rodilhan. Ça ne date pas d’hier tout ça, mais je me souviens qu’il m’avait donné avec autorité un tambourin, lui, avait apporté un accordéon et, avec mon grand ami Paul de Millas, connu par toutes les cuadrillas françaises et espagnoles qui venaient se changer chez lui, nous avions foutu un joyeux désordre. C’était n’importe quoi. Je me souviens des regards très étonnés des jeunes qui se demandaient comment allait réagir le Maestro LE SUR à ce tintamarre sur les gradins des arènes. Nous nous étions beaucoup amusés, une petite folie douce planait ce jour-là…
Plus nous sommes allés vers l’ouest, vers la frontière, plus nous avons pu contempler les hautes Pyrénées, superbes, majestueuses, enneigées, au soleil. Surtout, nous avons inversé les habitudes, passant la frontière sous un magnifique soleil et 19°. Incroyable. Du jamais vu.
Finalement, nous avons fait la route au soleil, sans trop nous en rendre compte, avec déjà nos pensées vers le campo. On sentait à la fois une certaine impatience que cela démarre mais aussi un vrai bonheur d’un temps que l’on voudrait arrêter.
18h03 : arrivée à notre querencia de prédilection : La Rad. C’est comme si rien n’avait changé, comme si nous étions partis la semaine dernière. On se sent comme à la maison.
Les toreros espagnols sont déjà arrivés et ce soir sera l’occasion de nous connaitre un peu plus. Il est vrai que les toros auront la capacité de souder ces jeunes, le temps d’une semaine de stage.
Nous serions bientôt tous là, pour vivre cette aventure humaine unique sans cesse renouvelée. ¡ Pa’lante !
Finalement, nous avons fait la route au soleil, sans trop nous en rendre compte, avec déjà nos pensées vers le campo. On sentait à la fois une certaine impatience que cela démarre mais aussi un vrai bonheur d’un temps que l’on voudrait arrêter.
18h03 : arrivée à notre querencia de prédilection : La Rad. C’est comme si rien n’avait changé, comme si nous étions partis la semaine dernière. On se sent comme à la maison.
Les toreros espagnols sont déjà arrivés et ce soir sera l’occasion de nous connaitre un peu plus. Il est vrai que les toros auront la capacité de souder ces jeunes, le temps d’une semaine de stage.
Nous serions bientôt tous là, pour vivre cette aventure humaine unique sans cesse renouvelée. ¡ Pa’lante !